JCC 2019 Session NEJIB AYED - Entretien avec Dorothée-Myriam Kellou

© Elise Ortiou Campion
© Elise Ortiou Campion

«Mon professeur aux Etats-Unis m’a conseillée de creuser du côté de l’oubli » 

 

Chacun a sa manière de vivre son entre-deux, de côtoyer sa propre mémoire, de s’inventer sa propre territorialité (en mots et/ou en images). Mais personne n’a (le droit ?), la force, d’ensevelir son passé, parce que celui-ci a les comportements d’un ressac de la mer. Il nous revient toujours riant ou amer… en pleine figure ; mais peu importe, il reviendra toujours. Quand on finit de regarder « A Mansourah, tu nous a séparés », ce documentaire de 91 min, réalisé en 2019, on prend conscience que Dorothée-Myriam Kellou, journaliste, réalisatrice basée à Paris, n’a pas attendu qu’il soit trop tard. 

 

Si vous deviez vous présenter à ceux qui nous lisent, que leur diriez-vous ?

 

Dorothée-Myriam Kellou : J’insiste aujourd'hui pour ajouter le prénom Myriam après Dorothée. J’ai grandi en France avec le prénom Dorothée et au cours de ma quête en Algérie, le pays de mon père, le prénom Myriam a surgi. Ce deuxième prénom fait partie de mon histoire; il figure d’ailleurs sur mon passeport. J’ai mis un trait d’union entre les deux prénoms pour lier mes deux histoires, française du côté de ma mère et algérienne, du côté de mon père. 

 

J’ai grandi à Nancy, dans l’Est de la France, sans mémoire de l’Algérie, sans accès à la culture et à la langue de mon père. J’ai eu l’impression d’être face à un effacement. Très tôt, j’ai cherché à aller contre cet effacement. C’est en creusant l’histoire de mon père, réalisateur algérien, exilé en France, que j’ai compris cet effacement.

 

Quelle a été la genèse de la réalisation de ce film « A Mansourah, tu nous a séparés » ?

 

D-M. K. : Tout est partie de cette sensation d’effacement de l’Algérie dans ma vie. Très tôt, je me suis interrogée sur l’absence de transmission dans ma famille de la mémoire algérienne. Il y a eu un moment décisif. J’avais quinze ans, j’étais au collège en France, j’avais plein de copains enfants d’immigrés algériens et j’aimais dire que moi aussi j’étais algérienne. Et un jour, l’un d’eux m’a fait remarquer que je ne parlais pas « l’arabe », la langue de l’Algérie, disait-il. Il y aurait beaucoup à dire sur le nationalisme arabe. L’Algérie n’a pas qu’une seule langue parlée. Mais à l’époque, ça m’a marqué et j’ai décidé d’étudier la langue arabe pour me rapprocher de l’Algérie. Puis j’ai fait des études de sciences politiques. J’ai vécu en Égypte, en Palestine et c’est en territoire militaire occupé que j’ai commencé à m’interroger sur les effets de la colonisation sur la psyché. C’est aussi cette année-là que mon père m’a offert un scénario de film intitulé Lettre à mes filles, qui décrivait en quelques lignes un village qui s’appelle Mansourah où il avait grandi. Dans un paragraphe, il décrivait un village entouré de barbelés placé sous surveillance militaire française. Je n’étais alors pas prête à interroger cette mémoire. J’ai poursuivi mes études d’histoire grâce à une bourse d’études à l’université de Georgetown aux États-Unis. J’ai suivi un cours avec un professeur qui enseignait l’histoire de l’Algérie coloniale. Mon professeur qui était Libanais-Américain a su que j’étais d’origine algérienne et m’a invitée à creuser du côté de l’oubli. De quel oubli parlait t-il ? J’ai appelé mon père pour lui demander. Il m’a alors conseillé de relire le scénario du film qu’il m’avait offert un soir de Noël quand je vivais à Jérusalem. Ce fut le début d’une quête que je parvins à nommer.

 

C’est là que vous avez ressenti en vous la présence de l’oubli ? 

 

D-M. K. : Je n’étais pas à moment-là consciente d’un oubli. J’avais la sensation d’un déséquilibre, une recherche d’ancrage ; mais je n’étais pas capable de parler d’oubli. Mon père m’a parlé de l’histoire des regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie. Mais je ne comprenais pas. J’avais le texte, mais il me manquait le contexte. Je me souviens d’une phrase très forte qu’il m’a dite : « Les regroupements, c’est le point d’attaque d’une vie brisée par la guerre qui nous a donné droit à l’errance et à l’immigration ». Dans le cadre de mon cours d’histoire, j’ai décidé d’approfondir cette question de la mémoire de mon père, des regroupements, de l’Algérie. A la fin j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’oubli, mais plutôt de refoulement de la mémoire. La mémoire était là, présente, prête à surgir.

 

La conscience de l’oubli appelle la conscience de la mémoire…

 

D-M. K. : Il y a une dialectique entre mémoire et oubli. Ils fonctionnent ensemble. Il n’y a pas d’oubli sans mémoire. Et j’ai cherché la mémoire pour aller contre l’oubli.  J’ai vu, durant ces Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) 2019, plusieurs films et parmi eux Atlantique, de la Franco-Sénégalaise Mati Diop. Dans ce film, la lune est une image récurrente. Je vais utiliser cette image de la lune pour parler du rapport entre mémoire et oubli. Lors de ma quête, la mémoire m’est apparue comme une lune croissante. J’ai eu l’impression de mettre en lumière une mémoire plongée dans la nuit. Ce fut long et difficile, un engagement de six ans de ma vie. Aujourd’hui, je me demande si l’on peut parler d’oubli. Je préfère le mot effacement. Je reprends ce terme de la psychanalyste Karima Lazali. Dans son livre, le trauma colonial, elle montre que l’oubli est un effacement, le produit d’un déni de l’histoire coloniale en France, ou de la falsification de l’histoire en Algérie.

 

Est-ce qu’au vu de cette histoire l’oubli n’a pas été volontaire ?

 

D-M. K. : J’ai compris que l’oubli au niveau personnel était parfois vitale pour continuer à vivre après une guerre. C’est une manière de se protéger, d’aller de l’avant, de se projeter vers l’avenir. Mon père s’est marié avec ma mère, française, il a tu son histoire pour vivre sa nouvelle vie en France. Mais cette mémoire a fini par resurgir le jour où il est passé devant une statue du Sergent Blandan qui est une figure de la conquête coloniale en Algérie. Cette statue se trouvait sur la route de son village à Alger. Et il l’a retrouvée 40 ans plus tard à Nancy, là où il s’est installé en France. Elle venait d’être érigée sur la place publique, comme un fantôme du passé qui le poursuivait. C’est cette statue qui l’a poussé à se souvenir et à écrire ce scénario de film qu’il m’a offert. Il était poussé à se confronter à cette mémoire. Aujourd’hui, ma génération est en quête de mémoire, de vérité; on veut connaître notre histoire même si elle est douloureuse. Je ne suis pas d’ailleurs la seule à travailler sur la guerre d’Algérie. Nous sommes nombreux, descendants de cette histoire, héritiers directs de cette mémoire, à se questionner et à chercher. Au départ, mon film n’était qu’un mémoire de master aux États-Unis. J’ai rencontré pour l’écrire des soldats français, appelés ou de carrière, je suis allée consulter les archives de l’armée française en France et j’ai été dans le village de mon père. Aujourd’hui, c’est un film-mémoire.

 

Le fait que vous soyez fille d’un émigré ou d’un exilé ne vous donne pas les meilleurs atouts dans cette quête de la mémoire ? 

 

D-M. K. : Oui, certainement! Quand j’étais aux États-Unis et que je travaillais sur le sujet, je faisais des cauchemars. Il m’était difficile de découvrir le pays de mes ancêtres à travers le prisme du déracinement. J’aurai préféré découvrir ce pays autrement mais je me suis confrontée à une des pages les plus sombres de l’Algérie. J’étais marquée par ce traumatisme historique sans même l’avoir vécu ! J’ai découvert qu’il pouvait exister un trauma transgénérationnel. Je voulais arrêter mes recherches. Mais mon professeur m'a encouragée. « Si vous ne faites pas ce travail, qui d’autre va le faire ? » J’ai répondu, nonchalamment : « Mon père. » Et il m’a demandé : « Pourquoi votre père ne l’a pas fait ? ». J’avais une distance suffisante - pas trop proche, pas trop loin – pour pouvoir aborder le sujet. Grâce à mes études, j’avais accès à la connaissance, à une réflexion, à deux territoires, la France et l’Algérie. Et le fait d’avoir approfondi ce sujet aux États-Unis m’a quelque peu protégé de l’hystérie mémorielle autour de l’Algérie en France. 

 

Pourquoi vous soutenez que l’on hérite de l’exil, de rupture, de déracinement ?

 

D-M. K. : Car j’ai réfléchi à ce que mon père m’avait transmis de l’Algérie et j’ai compris que j’avais hérité l’exil. L’exil est déracinement, et implique rupture, refoulement, souffrances. Mon père gardait le silence sur son histoire car il voulait me protéger. C’est une violence qu’il taisait, mais moi je la ressentais. Je sentais que son silence recouvrait tout un monde déchiré par la violence.

 

Face à l’absence de mots, le cinéma peut jouer un rôle de substitution ?

 

D-M. K. : Lorsque j’ai cherché des images sur les regroupements de populations, ces déplacements forcés organisés par l’armée française en Algérie qui ont touché plus de 2 millions d’Algériens, j’ai cherché des images. Et je n’ai trouvé que des images produites par l’armée française. Je n’ai trouvé que des images de propagande ! J’avais besoin d’images qui ne soient pas celles de l’armée française. Je voulais recréer nos images. Nos films nous permettent de nous réapproprier un imaginaire.

 

A vous entendre, on est en droit de penser que la Section Diaspora de ces JCC revêt un caractère primordial…

 

D-M. K. : Je pense que cette nouvelle section créée par Samia Labidi est vraiment essentielle. Nous sommes – les descendants d’exilés  – dans un entre-deux et cet entre-deux est constitutif de qui nous sommes aujourd’hui. Nous sommes riches de nos multiples attaches. Elles nous nourrissent et nous apportent un autre regard sur le monde, qui à son tour nourrit notre cinéma. J’aime le cinéma de Mati Diop. Elle a un regard magnifique sur cette société sénégalaise, et pourtant, elle n’a pas grandi au Sénégal. Elle est héritière d’un pays qu’elle aime et traduit avec amour. J’ai foi en notre génération.

 

Vous comptez poursuivre l’expérience cinématographique ?

 

D-M. K. : Je suis en train d’écrire un nouveau projet sur la question de l’appartenance et des tensions qui nous traversent quand on appartient à plusieurs territoires. Je veux raconter cela de manière créative, raconter par exemple qu’un territoire, c’est avant tout un univers psychique et que chacun de nous porte en lui un imaginaire nourri par la multiplicité des ancrages. Nous nous créons notre nouvelle nation et dépassons ainsi ces frontières nationales et ces injonctions politiques, médiatiques très fortes à choisir un seul pays. Nous sommes le fruit d’un syncrétisme que je trouve puissant et qui nourrit nos créations passées et à venir.

 

Entretien réalisé à Tunis par

 

Bassirou NIANG
ASCC
SENEGAL